Au grand bal de l’espionnage Industriel et d’Etat, tout le monde surveille tout le monde, mais tout le monde s’étonne d’être victime de cet état de fait. Lorsque nos confrères du Monde affirment que 35 « Leaders Internationaux » sont écoutés par la NSA se basant une fois de plus sur les révélations d’Edward Snowden, c’est la surprise générale. Seule Dilma Rousseff, Présidente du Brésil, semble être au courant depuis plus d’un mois. Les autres pataugent dans la stupéfaction, la hargne la rogne et la grogne. Ainsi Madame Merkel comme en témoigne le NYT. Les Français, pour leur part, exigent des explications (in Le Monde) en espérant qu’un service d’espionnage étranger tendra son rouge tablier et attendra avec patience la mercuriale de nos propres Maîtres Espions. Le Chef d’un service de renseignement en train d’expliquer à son homologue US les règles de l’étiquette en matière de barbouserie, voilà qui fait très Ancien Régime… et qui frise le ridicule.
De l’autre côté de notre beau Rhin Allemand, les réactions sont un peu plus pragmatiques : on veut, on exige, à l’instar de ce que revendiquait la Présidente du Brésil il n’y a pas deux semaines, un Saint Internet Teutonique, protégé des intrusions étrangères. Ou, pour le moins, un Internet sécurisé de l’Espace Schengen. Que voilà une subtile façon de dire les choses… Rappelons que l’Espace Schengen, défini par un accord plus économique que politique, n’intègre pas la Grande Bretagne, membre de l’alliance UKUSA qui unit les services de renseignement du Grand Large et d’Albion. Une façon très Prussienne de dire « restons entre Européens continentaux qui croient réellement à l’Europe ». Mais, sous l’effet de la colère, de la peur et de l’indignation, ne risquons-nous pas de voir instrumentalisé cette revendication cyber-isolationniste ? Un Internet Européen fermé, un Internet National ou Nationaliste, voir communautariste-Européen, n’est-ce pas à la fois l’antithèse d’Internet lui-même et la porte ouverte à une surveillance accrue des communications, à un recul des libertés individuelles, au nom même de cette nécessaire surveillance visant à bouter les NSAistes hors de nos frontières ?
Au grand bal de l’espionnage Industriel et d’Etat, nul ne se préoccupe, en revanche de ce que peut faire la main gauche de nos propres services de renseignement. Quand ces mêmes confrères du Monde expliquent, en pleine période estivale, que nos vaillantes synthèses de l’Esprit et du Muscle inspectent les corbeilles à papier (et un peu plus) de nos alliés objectifs, l’article tombe à plat. Il faudra attendre les révélations sur Prism pour que le grand public s’émeuve des activités d’espionnage. Mais uniquement de celles perpétrées par les agents des USA. Après tout, chez nous, ce sont « nos » espions, qui combattent pour que triomphe notre vision de la Civilisation. Vérité en-deçà de l’Atlantique, mensonge au-delà.
Au grand bal de l’espionnage Industriel et d’Etat, les concerts d’indignation, l’espionnage supposé des Chefs d’Etat a totalement occulté les débuts de l’Affaire Snowden. Notamment le fait que les serveurs des principaux prestataires de service Cloud utilisés en Europe sont « open bar » pour la NSA. Prism s’est dilué dans les scandales des bretelles téléphoniques Elyséennes et des interceptions de communications GSM côté Bundestag. Le petit et le grand commerce reprennent leurs droits, et les vendeurs de Cloud et réseaux sociaux d’Outre Atlantique, pourtant mouillés jusqu’au menton, entament à nouveau leurs campagnes marketing. En y ajoutant d’ailleurs, pour certains, un couplet « sécurité » et en vantant les mérites de nouveaux services gratuits de chiffrement soit des transmissions, soit des ressources. Le chiffrement chez et par l’hébergeur, qui donc peut être rassuré de cette manière ?
L’électrochoc n’a pas non plus suscité de réaction concrète à l’échelon Européen, si ce ne sont quelques textes et demandes d’explication. Pourtant, quelle meilleure riposte que de voir l’Europe allouer un budget Européen à un véritable projet de développement Cloud transnational ? Ce serait plus efficace qu’une série d’initiatives isolées (chaque initiative étant limitée au budget d’un seul état), plus efficace aussi qu’une commission d’enquête ou qu’une délégation chargée de demander des comptes à la No Such Agency.
Tout cela provoque un état schizophrénique, un dédoublement de personnalité collectif. Il existe désormais deux mondes bien distincts. Celui du business d’une part, qui, frappé d’une amnésie sélective (ou conscient du fait qu’il n’est hélas pas possible de « faire autrement ») accepte de renouer avec ses anciens contrats signé avec des entreprises situées dans le top ten Prism/Echelon, ses anciens plans de développement, en acceptant avec fatalisme ce risque d’espionnage. Et celui du citoyen d’autre part, qui s’indigne de l’emprise tentaculaire de la NSA, de ses intrusions dans les rouages de nos états. Mais uniquement après les heures de bureau.
Non, tout compte fait, il existe trois mondes bien distincts. Celui du travailleur en entreprise, celui du citoyen, et enfin celui de l’Internaute, qui, bien que prévenu de l’usage qu’il est fait des métadonnées, ne peut se passer de raconter sa vie sur Tweeter et Facebook, d’illustrer ses propos via Instagram. Dans l’urgence, la Commission Européenne, encore sous le choc Snowden, parvient à voter un texte visant à renforcer la protection des données collectées au sein de l’U.E.. Un texte probablement vain, car le nombre de clauses veillant à protéger l’indépendance des entreprises pourrait rendre caduques ces exigences de « demandes d’autorisation de transfert des données personnelles collectées ». Et quand bien même ces clauses n’existeraient pas qu’il y a de fortes chances pour que les usagers du Net n’y prêtent pas attention. Un pop-up de plus, un avertissement incompréhensible noyé dans un jargon juridique… tout ce qu’il faut pour entretenir l’état schizophrénique du cyber-citoyen.
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